Quand on parcourt les vieux registres et les nobiliaires, on s'imagine toujours que nos ancêtres étaient sympas. On est content de retrouver des informations les concernants, mais, très souvent, on ne sait rien de leur personnalité. Alors, quand un texte d'un style délicieux (Ô XIXème siècle !) vient me dépeindre le caractère horriblement mauvais d'une ancêtre (à tempérer par une misogynie d'époque), je ne peux que le faire partager tant il est croustillant. Ce texte est issu de la
Revue des Pyrénées et de la France méridionale dirigée par le docteur
Félix Garrigou (Tome V, 1893, p. 169-175) disponible sur Gallica. Dans un chapitre d'une histoire consacrée au baron de Castelbajac, on raconte un morceau de l'histoire de mes ancêtres :
Michel de Vabres et
Marguerite du Maine.
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(liens de parenté de Marguerite du Maine jusqu'à mon arrière-grand-père, source : arbre familial, via Geneanet) |
Le récit qui a suivre est donc entièrement issu de cette Revue. Je vais simplement l'agrémenter de quelques illustrations pour le rendre plus lisible :
Michel de Vabres, baron de Castelnau d'Estrétefonts, conseiller au Parlement de Toulouse, avait épousé en 1517 Marguerite du Maine, fille du seigneur d'Escandillac en Agenais & veuve du vicomte de Bruniquel.
Il avait eu de ce mariage un fils, Bernard, & une fille, Claire. Il était fils & petit-fils de conseillers, son fils lui succéda plus tard dans sa charge. C'était une famille de robe.
Dieu me garde de médire de la robe qui fut une des forces vives de l'ancienne France. Gardienne fidèle & austère des vieilles traditions, elle peupla les cours & les parlements de magistrats au regard desquels les fonctions judiciaires étaient un sacerdoce exercé avec la religion & l'indépendance que réclame la vérité. Mais à côté de ces magistrats qui portèrent sous la orbe un coeur incorruptible, il n'y eut que trop souvent des juges sans conscience, rapaces, âpres au gain, pénétrés de cette abominable maxime que la justice étant une chose très rare ne devait pas se donner pour rien.
Tel paraît avoir été le conseiller de Vabres. Il avait acquis au commerce de la justice assez de biens pour mettre au-dessus de ses armes un tortil de baron ; il était seigneur de plusieurs paroisses à cloches, entrait aux Etats de Languedoc, portait l'hermine & le bonnet, & nul ne doutait que le mortier présidentiel ne coiffât un jour sa respectable tête.
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(Tortil surmontant autrefois les armes des chevaliers, source : Sodacan, licence CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons) |
Le ciel l'avait gratifié d'une épouse accomplie. Une femme adroite, subtile, artificieuse, d'une avidité & d'une ambition démesurées, servie d'ailleurs dans la poursuite de ses rêves de fortune par une volonté opiniâtre que surexcitait la présence d'une grande fille à marier. Elle avait de la naissance.
Mariée en premières noces au vicomte de Bruniquel, un grand seigneur du Quercy qui portait le nom & les armes de Comminges, veuve & sans enfants, elle était passée de l'épée à la robe, espérant trouver dans cette déchéance les compensations de la richesse.
Elle les y trouva en effet ; mais il lui resta dans sa nouvelle fortune un regret du passé avivé journellement par les blessures de sa vanité & une rancune contre elle-même & contre cette déchéance dont elle chercha toute sa vie à se relever par les efforts d'une ambition violente. Voici un trait cité dans le document qui sert de trame à cette histoire.
"Le seigneur de Sarlaboux, nommé Odet de Cardeilhac, avoit espousé la fille aynée de la maison de Bize, laquelle sa mère & autres ses parents assuroient estre héritière universelle de ladite maison. Et quand il feut marié avec elle, print la charge de marier la seconde fille de ladite maison. Et quelques temps après, survint certain personnage inconnu, soydisant fils ayné de ladite maison, & se faisoit appeler le seigneur de Bize, lequel meut controverse contre le seigneur de Sarlaboux, à cause du bien & succession de Bize. Ce qu'apprenant, Marguerite du Mayne, lui acheta son droit & reprint le procès contre le seigneur de Sarlaboux. Et pendant le procès ledit personnage inconnu, soydisant fils ayné de la maison de Bize, décéda. Et poursuivit tellement, la dite du Mayen comme ayant-droit dudit fils inconnu, qu'elle obtint arrest contre le seigneur de Sarlaboux, qui feut exécuté. Et jouit quelque temps de la terre de Bize & après vendit son droit audit seigneur de Sarlaboux, à charge de payer à un nommé Francillon, capitaine d'Acqs, quelques sommes qu'elle luy devoit."
C'est dans les griffes de cette harpie que tomba le baron de Castelbajac. Il fut dévoré en une bouchée ; tout y passa, sa personne, ses châteaux, ses terres, son or, ses joyaux de famille, hélas ! & sa fiancée.
Il avait un procès au parlement de Toulouse avec le seigneur de Devèze, près Castelnau de Magnoac, au sujet de certains excès commis sur ses terres. Le rapporteur de ce procès était le conseiller de Vabres. Les subtilités & les détours de la chicane mis en oeuvre par sa partie & peut-être entretenus dans un secret dessein par le conseiller, obligèrent le baron à faire un long séjour à Toulouse. Il fréquenta la maison de son juge, & toujours bien accueilli & bien traité, fini par y devenir très familier. La conseillère vit bien vite quel homme était le baron & quel parti elle pouvait tirer pour l'établissement de sa fille. L'époux il est vrai était un peu mûr, tortu, malingre, sa figure était triste & son coeur aussi, mais qu'importait cela, il était le plus ancien & le plus riche baron du comté de Bigorre, un fameux gendre. Elle joua donc son personnage, se fit douce, prévenante, affectueuse, choya son hôte, l'entoura de soins, de gâteries, flatta sa vanité, fit valoir sa naissance, ses relations, le crédit de son mari, les grâces & les perfections de sa fille, &, un beau jour, les approches de la place étant faites, livra son dernier assaut & proposa le mariage avec sa fille.
Il y avait de longs jours que le seigneur de Castelbajac n'avait pas revu la dame de Tournous. Dans les délices trompeuses de la maison du conseiller, il oubliait les jours fortunés d'autrefois, les serments d'amour échangés sur les heures : l'image de sa fiancée se voilait dans son souvenir, sa volonté s'émiettait, sa conscience elle-même s'amollissait. Les perfides sirènes l'avaient, avec leurs douces paroles, comme endormi dans une incantation magique ; quand elles voulurent prendre son coeur, il le leur livra sans résistance & avec lui il donna son honneur & son repos.
Le triomphe de la conseillère de Vabres ne fut pas cependant sans amertume. Elle dut, pour assurer le succès de ses odieuses manoeuvres, lutter contre la malheureuse Anne, qui tenta mais en vain de défendre son bonheur, & essuyer les mépris & les affronts de la famille de son infortunée victime.
"Et vers ce temps, demoiselle Françoise d'Espagne, femme du seigneur de Devèze, estant en la ville de Tholose, poursuyvant un procès qu'elle avoit contre ledit seigneur de Castelbayac, lequel estoit adjourné à comparoir en personne au Parlement, Marguerite du Mayne, femme de M. de Vabres, conseiller au dit Parlement, pria mademoiselle de Banchysson en Albigeois, qui estoit aussy à Tholose, de luy conduire chez elle, en son logis, la dite dame de Devèze, car elle vouloit fort parler avec elle. Ce qu'avant appris ladite dame de Devèze, par le fils de la dame de Banchysson, fit répondre à la dite du Mayne, que si elle vouloit parler à elle qu'elle la vint trouver en son logis, chez une femme nommée La Fallote, en la rue des Couteliers. Ce à quoy elle consentit.
"Ayant entendu l'heure de la visite, la dame de Devèze envoya prier le docteur de Maubrac, les protonotaires de Corneilhan & de Poy & mademoiselle Lagraurée venir en son logis pour entendre ce que ladite du Mayne luy vouloit dire & la responce qu'elle luy feroit.
"Et estant arrivée la dite du Maye, avec la demoiselle Claire sa fille, au logis ou estoient les dessus nommés & le protonotaire de Devèze & la demoiselle de Banchysson, la pria d'apointer du procès que poursuivoit le seigneur de Devèze son fils contre le seigneur de Castelbayac. Et lors luy demanda la dame de Devèze :
- Pourquoy, mademoiselle, portez-vous si grande affection au baron de Castelbayac ?
- Vous le savez bien, je lui veulx bailler ma fille que voici pour femme.
- Mademoiselle, je vous asseure que si vous baillez vostre fille à Monsieur de Castelbayac; vous la baillerez à un homme qui est marié.
- Et avec qui ?
- Avec une nièce de mon feu mary, fille de sa soeur & cousine germaine de mon fils, veuve du sieur de Ponsan, nommée Anne de Castelbayac, & feriez mieux de bailler vostre fille à un simple docteur de ceste ville.
- Cela est faulceté & ne se peult prouver.
"Ce qu'entendant se courroussa la dame de Devèze & adressant la parole à la demoiselle Claire luy dit :
- Mademoiselle, ceux qui vous conseillent d'espouser monsieur de Castelbayac n'ayment point vostre honneur, car il en a espousé une aultre.
" Laquelle Claire de Vabres ne luy fit aucune response. Et alors reprit la dame de Devèze parlant à la dite du Mayne :
- Sy un des paysans de la terre de mon fils avoit faict ce que monsieur de Castelbayac veult faire, je luy ferois bailler cent coups de fouet & filer deux quenouilles par la ville de Tholose.
" Lors prenant la parole le protonotaire de Devèze, nommé Bernard de Montesquiou, fils de ladite dame, ajouta :
- Mademoiselle, vous & vostre mary scavez bien que le seigneur de Castelbayac est marié & l'avez très bien sceu & entendeu du temps que vous vous teniez à Bize, près de Hèches, & ledit seigneur a un procès dont vostre mary est rapporteur & à ceste cause ce mariage est entrepris.
"Et sur telles paroles ladite du Mayne se leva pour retourner en sa maison & dit :
- De tout cela ne m'en soucie point & y mettrai bon ordre & ferai citer ladite Anne pour scavoir ce que en est."
Après le départ de son fiancé, Anne de Castelbajac s'était retirée à Tournous, petit village du Magnoac construit sur une colline où les maisons grises ombragées de chênes ou de chataigners s'accrochaient çà et là, les unes au-dessus des autres, au milieu des champs cultivés.
Elle habitant avec son beau-frère le château seigneurial, modeste gentilhommière bâtie près de l'église, recouverte en tuile rouges, ornée d'une tour dont le toit aminci en forme de clocher s'élevait vers le ciel. C'était un lieu triste, solitaire, sans horizon, envahi par les bruyères & les grands bois touffus. La nature, cette généreuse fermière, y faisait mûrir à grand peine quelques maigres moissons. L'aspect de ce village n'a guère changé aujourd'hui ; les bruyères, il est vrai, ont rendu une partie du sol aux prés & aux moissons. Mais la sombre verdure des grands bois se découpe toujours sur le fond bleu du ciel & voile toujours à l'horizon la ligne lointaine des montagnes.
C'est là que la jeune femme attendait le retour du baron. Encore quelques jours, & là-bas, dans le beau château de Montastruc, elle serait à lui, bien à lui, dame de son coeur & de ses domaines. Leur libre volonté ferait d'eux des époux liés à jamais par les plus doux noeuds. Que ce jour était long à venir ! Elle en trompait l'attente par le souvenir de ces heures charmantes où, confiance dans les serments échangés, elle s'était donnée à ce grand seigneur qui l'avait recherchée, elle, pauvre & délaissée, pour en faire sa femme. Une immense reconnaissance envahissait son coeur, &, souriante & heureuse, elle attendait le jour fortuné, fière à l'avance de son bonheur.
Hélas ! elle fut arrachée brusquement à son rêve enchanteur par une lettre de sa tante de Devèze lui apprenant la trahison du baron. Elle en eut un frisson d'angoisse. Un grand vide se faisait tout d'un coup dans sa vie. Fini ce rêve charmant qui était devenu la seule joie de son existence, finie cette intimité, fini cet amour si généreusement donné & sitôt trahi. Une douleur inexprimable déchira son coeur & rouvrit toutes les blessures passées.
En quittant la maison de la Falote, la conseillère de Vabres n'était pas sans inquiétude. Si son hôte était vraiment marié, comme l'affirmait la dame de Devèze, l'échafaudage de ses beaux projets si laborieusement édifié s'écroulait misérablement.
Quelle était donc cette jeune femme, cette odieuse rivale qui avait pris le coeur du baron & reçu ses serments ? Malheur à elle, puisqu'elle se mettait sur son chemin ! Les pensées les plus violentes se heurtaient dans son cerveau. Elle prit néanmoins son parti. Il fallait agir promptement, citer la dame de Tournous à comparaître pour prouver ses droits, l'effrayer par l'appareil de la justice, par la menace d'une vengeance terrible, enfin la frapper au coeur en commettant ces actes odieux sous le nom de son fiancé. Sa résolution prise elle se mit à l'oeuvre. Ecoutons la malheureuse Anne raconter elle-même comment elle tomba, meurtrie, désespérée, sous les coups de cette femme.
"Et au retour de Montpellier, le seigneur de Castelbayac voulut espouser Claire de Vabres. Et avant l'espouser, un jour que ne sçai declarer, ainsy que je sortoi de la messe du lieu de Tournous, me fist adjourner, tant en son nom que de ladite Claire, pour declarer si je voulois empescher qu'il ne l'espousat. A quoy je prins si grande tristesse & desplaisir, me voyant ainsi deçeue & trompée, que je cheu en griefve maladie, dont je cuydai mourir, & m'en vint le mal caduque qui m'a despuis grandement vexé & molesté, mesmes presque tous les moys, une foys, deux ou trois foys, & m'a tellement débilité l'esprit que n'ay mémoire de celuy qui me cita, ne par devant quel juge, bien suis recors que celuy qui me cita estoit un prebstre de Montastruc. Et à ceste cause n'y envoyai comparoir, craignant aussy le père de ladite Claire de Vabres qui estoit conseiller à Tholose & Marguerite du Mayne sa femme, & pour ce n'ay osé poursuivre. Et à cause de ma maladie mes parents n'ont despuis teneu compte de moy, & ay eu tant d'affaires & nécessités que suis esté constrainte bailler mon bien à mon beau frère pour me nourrir."
La pauvrette n'était pas de taille à lutter contre tant de scélératesse, elle succomba, vaincue par la vie, cédant à sa rivale le coeur de son déloyal seigneur. Le baron de Castelbajac épousa Claire de Vabres ; ce fut son châtiment.
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