lundi 25 février 2013

Jeanne de La Font, femme de lettres du Berry


En cherchant la généalogie de mes ancêtres Jaupitre, je suis tombée sur la fille d'un premier mariage de Françoise Godard : Jeanne de La Font. Cette Jeanne passe pour avoir été l'une des grandes poétesses de son temps et l'épouse de Jacques Thiboust, secrétaire de la duchesse de Berry. Jeanne et Jacques formèrent un couple de poètes à Bourges dont ils constituèrent le centre de la vie culturelle. Elle fut élevée par sa mère Françoise Godard et son beau-père, Etienne Jaupitre, tous deux mes ancêtres. L'article va certes être un peu long, mais il est rare d'avoir autant de renseignements sur des ancêtres de cette époque.

Voici un texte extrait des Mémoires de la Commission historique du Cher rédigé par la Société historique, littéraire, artistique et scientifique du département du Cher que je vais restituer en partie, agrémenté de quelques illustrations, pour vous conter l'histoire de cette lointaine tante, première piste pour donner une origine aux talents artistiques de la famille. Il raconte l'histoire de Jeanne de La Font et rassemble de nombreux détails passionnants sur la famille de sa mère, Françoise Godard, dont je descends :

"C'est à l'aurore de ce mouvement de la renaissance que nous trouvons Jacques Thiboust installé à Bourges dans la situation d'un homme dont une belle position près de la cour, un emploi financier fort convenable, des relations étendues, un goût prononcé pour les lettres, et par-dessus tout une belle fortune devait faire un personnage d'une certaine importance. Colletet, pour faire apprécier ce point qu'il envisage de même, s'exprime ainsi : "Il exerça une charge d'élu qui en ce temps-là n'étoit pas comme aujourd'hui des moins lucratives, ni des moins considérables des offices de finance. Il fut encore notaire et secrétaire du Roi en une saison où il n'y en avoit pas un si grand nombre."

Cette charge de secrétaire et notaire du roi devait avoir une importance différente suivant que celui qui en était revêtu suivait la cour ou habitait la province. Dans ce dernier cas elle était en partie honorifique. Pour ceux résidant près du grand chancelier, dont ils étaient comme les greffiers, leur emploi consistait à faire les expéditions de la chancellerie ; c'est-à-dire à rédiger et expédier les édits, ordonnances, chartes royales, sentences et arrêtes du conseil et des cours souveraines. [...]

En cette qualité Thiboust faisait partie de la maison du roi, lorsque celui-ci, selon toute apparence, le céda à sa soeur, qui le choisit pour son secrétaire et valet de chambre ordinaire. Je croirais volontiers que cette événement fut contemporain de la donation par François Ier à Marguerite du duché de Berry (1517).

(source : Portrait de Marguerite d'Angoulême (1492-1549) par Jean Clouet, domaine public, via Wikimedia Commons)
Il est probable qu'elle chercha à cette époque à s'entourer de Berrichons. Une fois attaché à la maison de la Duchesse, Thiboust, si déjà il n'était entré en relation avec eux, dut y connaître les hommes de lettres qui lui formaient une cour poétiquement adulatrice, et entre autres Marot, l'amoureux serviteur de cette adorable maîtresse, et qui était de deux ou trois ans plus jeune que Thiboust. [...]
Marguerite de Navarre ne séjourna guère jamais dans son duché de Berry. Thiboust, qui l'y avait probablement accompagnée quand elle en prit possession, y acquit alors cette charge d'élu qui le retint définitivement dans son pays natal.

[...] Quatre conseillers dans chaque élection, à l'époque où vécut Thiboust, composaient le tribunal avec le président, son lieutenant et l'avocat du roi. Thiboust était un des quatre de l'élection de Bourges. L'office présentant d'assez grands avantages pécuniaires, il n'y a pas lieu à s'étonner de le voir riche. C'était là du reste le côté positif de l'affaire : quant à ce qui regarde les dignités il trouvait satisfaction dans sa qualité de secrétaire du roi, dont le plus beau privilège était de conférer au titulaire le droit de noblesse, et par là même, de mettre celui qui en était revêtu sur le meilleur pied dans le pays. Aussi voit-on toujours Thiboust traité de monseigneur.

Noble par sa charge, si même il ne l'était avant, Thiboust avait son blason que nous allons décrire. Ses armes, au dire de La Thaumassière, étaient d'argent à la face de sable, chargée de trois glands attachés à leurs coupettes et branchettes d'or, accompagné de trois feuilles de chêne de sinople, deux en chef, une en pointe. [...]

Armes de la famille Thiboust (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Jusqu'à son établissement dans la province Thiboust ne paraît pas avoir songé au mariage. Les distractions du monde dans lequel il vivait l'en empêchaient sans doute. Une fois retiré à Bourges ses idées changèrent à cet égard, il songea à se marier, et, jeune encore, comme il était, il ne lui fut pas difficile de trouver ce qu'il désirait.  D'ailleurs bien posé, pourvu d'un écusson et d'une fortune solide, il réunissait tout ce qui peut procurer un bon parti. A cet égard, il fut, si l'on ajoute foi aux témoignages contemporains, partagé aussi bien qu'il pouvait le prétendre. S'il faut en croire Robinet des Grangiers, la duchesse de Berri l'eût bien servi dans son mariage. Cette princesse, dit-il, "la plus savante de son temps, l'appela à son service, et le fit son premier valet de chambre ; dans cette position il eut toute sa confiance, et elle lui procura l'épouse la plus digne et la plus méritante." Je ne sais ce qu'il faut croire de cette intervention matrimoniale de la duchesse Marguerite en faveur de son valet de chambre ordinaire : quoi qu'il en soit, ce que nous savons de plus certain sur ce point, c'est Catherinot qui nous l'apprendra, ou qui nous mettra sur la voie d'en savoir d'avantage. Il nous raconte que Jacques avait épousé anté aras, le 16 janvier 1520, vieux style (1521), Jeanne de La Font, fille unique de Jean de La Font, sr. de Vesnez sous Lugny, et de Françoise Godard [ndlr : mon ancêtre]. Le contrat de mariage avait été passé le 22 novembre précédent par Me Dumoulin, notaire royal à Bourges. Du reste, Catherinot, non plus que La Thaumassière, en dehors du titre que nous venons de rapporter, n'indiquent rien sur la position de ce La Font. Cependant le dernier nous apprend qu'il avait des armes qu'il décrit ainsi : d'azur au chevron d'or, accompagné de deux étoiles de six pointes, au chef d'or chargé d'un lion léopard de sable.

Armes de la famille de La Font (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Ceci paraît indiquer que La Font a rempli des fonctions de prudhomme ou d'échevin dans une de ces années où la composition du corps de ville est restée inconnue. Il mourut, ajoute Catherinot, le 5 juillet 1505, et fut enterré dans l'église Saint-Médard. [...] Enfin une pièce jusqu'à présent inédite vient achever de nous renseigner sur la situation de Jean de La Font. C'est la copie de son contrat de mariage dressé le 2 mai 1502 par-devant Me Jean Poitevin, notaire à Bourges. Il y est dit que le futur époux de Françoise Godard, dont le père Pierre Godard [ndlr : mon ancêtre] était un marchand de Bourges, exerçait lui-même marchandise en cette ville. Il n'est pas fait mention expresse du genre de commerce qu'il professait, ni de sa demeure ; mais on y voir que ledit Godard demeurait rue de Mont-Chevry, aujourd'hui Saint-Sulpice, derrière l'hôtel de Cuchermois, cet hôtel si beau, qu'au dire de Catherinot on nommait alors le petit Louvre, et dont il ne reste plus aujourd'hui une seule pierre, tandis qu'on sait que Jean de La Font logeait près de là sur la paroisse Saint-Médard. (La maison Godard pourrait bien être ce joli spécimen d'architecture en bois de la renaissance qu'on nomme aujourd'hui la maison de la Reine-Blanche. Cependant, je dois dire qu'un écusson récemment découvert sur la cheminée d'une de ses chambres offre des armes qui ne sont pas celles des Godard.)

Maison de la Reine-Blanche (source : Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l'architecture et du patrimoine, diffusion RMN)
D'autre part les témoins au contrat sont, l'un un drapier, l'autre un presseur de draps ; d'où on peut conclure que le beau-père comme le gendre étaient drapiers et qu'ils logeaient dans le voisinage l'un de l'autre, au quartier de la draperie. [...] Il ne faut pas oublier qu'à l'époque où nous sommes le corps de la draperie tenait le haut bout dans notre pays. Il avait pour lui la richesse, et les dignités bourgeoises lui étaient dévolues. La famille à laquelle Jean de La Font venait de s'allier a fourni à notre ville plus d'un échevin. Un frère de sa femme, François Godard, seigneur de la Grêlerie, fut maire de Bourges en 1557-58. Ces Godard paraissent reconnaître pour auteur un clerc d'office ou secrétaire du duc Jean de ce nom qui aurait commencé la maison.

Armes de la famille Godard (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
Lors de son mariage Jean de La Font n'était pas encore possesseur de la terre de Lugny, car il est dit dans son contrat que ses biens sont meubles "ou à bien peu près," comme il convient chez un négociant : et faculté lui est accordée de convertir lesdits biens meubles en héritages jusqu'à concurrence de 6,000 livres tournois. Lorsque à peu de distance de cette époque il fit l'acquisition du domaine de Vesnez, ce ne fut guère probablement que dans l'intention d'avoir un fief dont il pût accoler le nom à son nom patronymique, et non pour faire un placement de fonds avantageux, le revenu net de cette propriété étant à peine de trente livres par an, ainsi que je l'apprends, d'une liève du duché de Berry, conservée aux archives du Cher, dans le fonds du Bureau des finances (c. 419), et où se lit cet article : "Jehan de La Font, bourgeois et marchant demourant à Bourges, tient en fief du conte de Sancerre et en arrière-fief du Roy sa mestairie de Vesnez, assiz en la paroisse de Lugny, qui consiste en maison, grange, pasturaulx, landes, gasts, usaiges." Il y a apparence que la plus grande part de sa fortune vint du côté de sa femme.

Cette union du reste fut de courte durée ; Jean n'avait encore eu qu'une fille, alors à peine âgée de deux ans, lorsqu'il mourut le 2 juillet 1505 et fut enterré dans l'église Saint-Médard, sa paroisse.
Après sa mort, sa veuve, Françoise Godard, épousa en secondes noces Etienne Jaupitre [ndlr : mon ancêtre], autre marchand drapier établi sur la paroisse de Saint-Pierre-le-Marché qui fut échevin en 1519-20. [...] (Cet Étienne Jaupitre demeurant rue des Auvents, dans une maison joûtant les places du Poids-le-Roi, autrement les places de La Berthomière, et vis-à-vis l'hôtel Cuchermois. Il se trouva, par son union, beau-père de Thiboust, avec lequel il paraît avoir vécu en parfaite concorde. On lit, au f° 75 (verso) du Registre noir, la transcription d'un contrat dont le titre est ainsi formulé : "Copie de la recongnoissance que demandent ceulx d'Orléans leur être faicte par mon père, Sr. Étienne Jaupitre et moy pour la rente de lad. vigne. Signé : Thiboust." Et à la p. 126, dans un acte de donation en faveur du même Thiboust par le même Jaupitre, du 2 octobre 1527, se rencontre cette phrase : "Pour l'amour & dillection qu'il (Jaupitre) a et se dit avoir de noble homme Me Jacques Thiboust ... et dame Jehanne de Lafont sa femme, fille de feu dame Francoyse Godard, jadis femme dud. Jaupitre." Ces derniers mots font voir qu'à l'époque de son mariage la femme de Thiboust était orpheline.)

Armes de la famille Jaupitre (source : dessin personnel, licence CC BY 3.0)
La jeune fille que venait d'épouser Thiboust en 1521 réunissait à tous les agréments du corps toutes les grâces de l'esprit. Aussi, en racontant qu'une dizaine d'années plus tard elle mourut, laissant son mari inconsolable de sa perte, celui de qui nous tenons ces détails a-t-il pu dire sans exagération : "Le décès de cette Jeanne de La Font fut déploré en prose et en vers, en grec, en latin et en françois, et entr'autres par le fameux poète de son siècle, Jean Second, natif de La Haye en Hollande."

Cette dernière indication m'avait mis sur la voie d'une découverte que j'ai été heureux de voir confirmée plus tard par le témoignage de Robinet des Grangiers, lequel parait avoir été bien renseigné dans le peu qu'il dit de nos deux époux. Comment, nous disions-nous, se fait-il qu'une femme qui a été chantée par tous les poètes de son entourage comme une merveille nous soit à peine aujourd'hui connue de nom ? Sans doute ceux qui se sont efforcés à déplorer sa mort dans toutes les langues étaient des poètes de la localité, et il n'y a pas lieu de s'étonner que la plupart de ces poésies funéraires soient perdues, n'ayant jamais été imprimées selon toute apparence. Mais parmi ceux qui les composèrent Catherinot en cite un dont la célébrité a valu à ses oeuvres d'assez nombreuses réimpressions. Nous voulons parler de Jean Everard, dit Jean Second, le voluptueux auteur des Baisers, qui étudiait, comme on sait, à Bourges vers 1530.

(source : Janus Secundus, Dutch Neo-Latin poet, domaine public, via Wikimedia Commons)
La sienne au moins doit se lire encore. En feuilletant ses oeuvres nous avons en effet retrouvé l'épitaphe par lui adressé à cette femme charmante qu'il avait pu connaître, et qui paraît avoir fait sur lui une assez vive impression. [...]

Johannae Fontanae Epitaphium [...]
"Etranger, c'est ici le tombeau où repose Jeanne de La Font. Vénus, Junon et les Grâces la pleurent de concert. Junon pleure son exquise distinction, Vénus sa beauté, les Grâces sa grâce évanouie. Elle fut noble et riche de naissance et son coeur généreux réunit toutes les vertus. Elle tirait son nom illustre de la fontaine qui jaillit en eau limpide sous le pied de Pégase. Son âme était plus pure que le cristal. Tous les trésors de la poésie française lui furent connus. Elle savait faire résonner sous ses doigts l'instrument mélodieux ; et charmais par la suavité de sa voix : ainsi change d'un gosier harmonieux le cygne à ses derniers instants. Elle n'ignorait ni les jeux ni la danse. Elle savait charmer par ses discours, elle savait encore mieux garder sa foi. Par ses moeurs elle fut digne de son époux dont la plume habile écrivit fréquemment les chartes royales. Mariée à lui dans la fleur de sa jeunesse, elle lui renouvela cinq fois le gage de son amour conjugal. Elle partagea constamment sa fortune ; et peut-être eût-elle désiré mêler aujourd'hui ses pleurs aux siens, afin qu'ainsi partagée son inconsolable douleur lui fût moins rude. O vous, mortels, qu'elle n'offensa jamais, donnez des roses à celle qui fut elle-même une rose !"

Remarquons, avant toute chose, la traduction latine en Fontanae du nom de De La Font, suivant l'absurde habitude du temps, qui rend parfois l'erreur inévitable lorsqu'on traduit ensemble ces noms en français sans les connaître. D'habiles gens y ont été souvent trompés, et nous en trouvons ici un exemple des plus remarquables. En effet Jeanne de La Font n'a pas été aussi inconnue dans l'histoire littéraire de notre pays qu'on pourrait le croire, seulement jusqu'ici elle n'a pas porté chez ceux qui les premiers ont parlé d'elle son véritable nom. Ouvrons la Bibliothèque françoise de Lacroix du Maine au mot Jeanne de La Fontaine, nous y lirons :

"Jeanne de La Fontaine, native du pays de Berry, Dame très illustre et fort recommandée (pour son savoir) de plusieurs hommes doctes. Elle a écrit en vers françois l'histoire des faits de Thésée et autres poésies non imprimées. Jean Second, poète très excellent, natif de Hage en Flandres, appelé en latin Johannes Secundus Hagiensis, fait très honorable mention d'elle en ses élégies latines imprimées avec ses Baisers, l'an 1560, ou environ." [...]

Mais ce qu'il y a de plus remarquable, c'est de voir le savant La Monnoye dans son commentaire sur la Bibliothèque de Lacroix autoriser cette erreur en la reproduisant.

"C'est quelque chose d'assez singulier, dit-il, qu'au commencement du seizième siècle il se soit trouvé deux Dames, savoir Anne de Graville (Anne, fille de Jacques de Graville, amiral de France, et femme de Pierre de Balzac d'Entragues. Son poème, resté manuscrit, comme celui de Jeanne de La Font avait été composé à la demande de la reine Claude, femme de François Ier.) à Paris et Jeanne de La Fontaine à Bourges, qui instruites toutes deux à la poésie, aient en même temps, quoiqu'à l'insçu et éloignées l'une de l'autre, (qu'en savait-il ?) mis en vers françois la Théseïde de Bocace." [...]

Ainsi à vingt-huit ans, Thiboust épousait une jeune fille, qui, à la beauté et à la fortune, unissait non seulement l'esprit naturel mais encore les avantages de l'éducation la plus soignée qu'une femme pût recevoir à cette époque ; celle-là même que ses contemporains ont signalé comme une muse et ses amis pleurée comme une Grâce. C'est donc sous ce double aspect qu'il faut pour être juste chercher à apprécier cette femme distinguée. Malheureusement, dans l'un comme dans l'autre sens, nous ne pouvons plus en juger que par ouï dire, car le temps, qui nous a ravi cette "rose du Berry," pour nous servir de l'expression du poète, a fait disparaître aussi ses oeuvres.

Comme femme nous aimons à croire qu'elle réunit toutes les qualités que lui prête son poétique admirateur, et que l'épitaphe qu'il lui consacra ne ment pas en nous la représentant comme une dame accomplie de tous points. Elle était belle, s'il faut l'en croire, de toutes les beautés, car elle avait la distinction et la grâce jointe à la régularité des traits. Je soupçonne, faut-il le dire ? notre enthousiaste et inflammable Hollandais d'avoir éprouvé la fascination de deux beaux yeux. Mais, il y a tout lieu de croire, qu'il ne dépassa jamais avec elle les bornes de cette galanterie discrète, qui de bonne heure a fait une des principales distinctions et l'un des plus grands attraits de la société française. Aussi je m'inquiète plus du mérite de Jeanne de La Font comme femme d'esprit et femme aimable que comme jolie femme. Tout du moins cela la complète et finit de la faire aimer, si, comme il me semble, elle est restée simple et sans pédanterie malgré ses talents variés. Elle cultivait avec succès, nous dit-on, les arts, la danse, la musique vocale et instrumentale, faisait des vers et séduisait par une conversation entraînante, l'éloquence de son sexe.

On aime à se représenter cette gracieuse et spirituelle personne s'entourant d'un cercle d'hommes choisis parmi ceux que la province lui offrait et que les relations de son mari lui amenaient, les charmant par les délices d'une conversation délicate et sérieuse à la fois, et faisant des repas auxquels elle les conviait des banquets de la science et de la poésie. Quel plus grand charme que celui d'une société où la femme trône de par son esprit et sa beauté ? et Jacques Thiboust devait être homme d'assez de savoir vivre pour s'effacer en ces occasions derrière Jeanne de La Font. [...]

Par tout ce que je viens de dire je tends à faire comprendre quel pouvait être chez nous le rôle de Jeanne de La Font en tant que femme de lettres. Quelle fut durant sa courte existence son influence sur la poésie locale ? Je ne saurais le dire à distance, mais cette influence a dû être réelle. J'ai peine à croire qu'elle ne fut pas pour quelque chose dans la direction que prit la muse de Jean Second. Il fut être un des commensaux habituels de sa maison, il l'avait vu mourir et il parait en avoir emporté dans les brumes de son pays natal un souvenir attendri. Il ne fut pas le seul à éprouver pour cette autre Corinne ce sentiment d'admiration, les témoignages de regrets poétiques si nombreux à sa mort en font foi ; et, s'il faut les prendre comme l'expression de la vérité, elle pouvait lutter avec les poètes de son temps. Mais, moins heureux que ceux qui vécurent près d'elle, nous ne pouvons pas nous prononcer en connaissance de cause sur le mérite de ses oeuvres. Rien ne nous en reste que le titre d'un des poèmes qu'elle composa. C'est encore Jean Second qui, comme on a pu le voir, nous a conservé ce titre, répété par La Monnoye qui nous apprend que c'était une imitation de la Théseïde de Bocace.

(Scène de dédicace, extraite de La Théséide, source : codex Vindobonensis 2617, fol. 14v, Bibliothèque nationale autrichienne, domaine public, via Wikimedia Commons)
C'est aussi le titre de l'élégie que le poète latin a consacré au souvenir de celle qu'il avait connue et appréciée. Et, s'il n'y avait pas un privilège d'exagération pour les chanteurs de louanges, ce serait à se désespérer à jamais de la perte de ce chef-d'oeuvre, quand on voit les éloges qu'il lui prodigue.

Écoutons-le plutôt :

"Sappho fut autrefois la seule qui osa toucher à la lyre sacrée. La première elle mérita une gloire dont l'homme s'enorgueillit, et put prendre place entre les Muses là où coule l'onde pégaséenne. Et cependant elle n'a chanté que de légères amours, oeuvre délicate proportionnée à la faiblesse de la femme. Mais celle qui est née dans des siècles plus nouveaux, noble parmi les héroïnes de France, chante à la foix Cypris et le dieu de la guerre. Oh ! que la France te lise ! elle verra dans ton oeuvre ce que fut la puissance latine, et sous quelles ruines dorment les splendeurs de la Grèce ; elle apprendra où les traits du Dieu ailé précipitent les misérables mortels, les vicissitudes de la Fortune et l'inévitable Destin. Elle saura comment un coup rapide trancha les jours du jeune vainqueur qui, nouvellement uni à celle qu'il aimait, descendit aux sombres bords avant de l'avoir possédée, et dut céder ses droits à son ami vaincu contre lequel il avait tiré son glaive altéré de sang. - O toi, qui as su chanter tout cela si délicieusement dans la langue de ta patrie, que les bouches savantes redisent éternellement tes vers ; et, puisque la tombe t'enserre avant l'âge, et qu'il n'a pas été donné aux lauriers de ton front d'orner une chevelure moins jeune, qu'au moins l'arbre de Phébus croisse sur ton tombeau, et que Philomèle cachée dans son feuillage, en exhalant sa longue plainte sur la mort d'Itys, mêle aux regrets de son cher défunt le regret de ta mort !"

[...] On sait que les voeux du poète élégiaque sur le sort des oeuvres de Jeanne n'ont pas été exaucés, et qu'elles ne nous sont pas parvenues. Thiboust fut-il jaloux de celle qu'il pleurait au point de vouloir garder pour lui tout ce qui venait d'elle ? A-t-il pensé que sa renommée de prude femme n'avait rien à gagner à la publicité, ou fut-il seulement trop négligent de sa gloire pour essayer de la perpétuer ? Dans un cas comme dans l'autre il a eu tort à nos yeux.

En somme ce fut une bien délicate et bien modeste gloire que celle dont put s'honorer notre Jeanne, gloire qui ne dépassa pas de beaucoup le cercle de l'intimité. Faut-il s'en plaindre et s'en étonner ? Peut-être que non, car il semble que ce genre de réputation soit celui qui convienne le mieux à la douce et tendre nature de la femme. Lors même que leur renommée s'étend, c'est encore, sauf de rares exceptions, avec une sorte de pudeur qui s'écarte autant que possible de la mêlée du moment. On peut appliquer à l'épouse de Thiboust ce que Sainte-Beuve dit avec grâce de quelques femmes de lettres de nos jours : "Elles ont senti, elles ont chanté, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige." Mais au moins, pour suivre la comparaison de l'ingénieux critique, celles-là on les trouve et nos neveux les trouveront aussi et pourront comme nous apprécier les parfums de ces riches et suaves floraisons poétiques. Mais avec Jeanne nous n'avons pas cette ressource : la tige sur laquelle a fleuri la muse berrichonne a été arrachée, et de la fleur dispersée aux vents, pas un pétale ne nous est arrivé, même pâle et fané. Tout ce qu'il est permis de supposer sur son talent, c'est que, née au moment où l'influence italienne devenait prépondérante, familiarisée sans doute avec la langue du beau pays "où résonne le si" et dont la connaissance entrait alors dans la belle éducation, elle a pu marier la grâce et la morbidesse à la naïveté gauloise.

Jeanne mourut au bout de onze ans de mariage et à la suite d'une courte maladie au mois d'août 1532. Elle fut ensevelie dans l'église de Quantilly, où son mari lui fit élever une tombe qu'il vint partager avec elle. Mariée en 1521, alors qu'elle avait à peu près dix-neuf ans, Jeanne à sa mort atteignait la trentaine, c'est-à-dire la seconde jeunesse de la femme.

Celui qui, après avoir chanté son talent poétique, lui avait consacré l'épitaphe dont nous avons donné plus haut la traduction, Jean Second fit entendre sur cette mort un chant funèbre, dernière expression des sentiments qu'elle lui inspira. C'est celui qu'on trouve sous le n°10 pari ses Funera; où il précède son épitaphe avec le titre suivant :

IN OBITUM JOANNAE FONTANAE BITURICENSIS, MATRONAE CLARISSIMAE NAENIA.

C'est la morte qui est censée parler, et voici en quels termes elle s'exprime :

"Vous, que nourrit une terre bienfaisante, et parmi lesquels naguère encore je comptais, lisez ceci que, muettes cendres, nous vous faisons dire par une bouche étrangère, et apprenez à mourir une fois suivant la loi de ce monde. Beauté, fortune, jeunesse, ne vous fiez à rien. J'avais tout cela pour triompher, et j'ai succombé. Que par vos soins des cires pesantes entourent la longueur du temple, que vous sacrifiiez de nombreuses victimes, que vous fassiez brûler fréquemment l'encens sur les autels ; que les Dieux vous aient pourvus de mille talents ; qu'ils vous aient doués d'une éloquence capable de fléchir Pluton lui-même ; n'espérez pas tromper pourtant les déesses filandières. Si tout cela pouvait adoucir les soeurs impitoyables, je presserais encore la terre qui me presse aujourd'hui. Je ne verrais pas inscrit sur un marbre glacé un simple nom si peu digne de mon ancienne renommée, ce nom qui ne se prononce plus qu'accompagné des larmes et des gémissements d'un époux privé d'une épouse bien-aimée ; ce nom dans lequel il puisait jadis son bonheur et sa joie, car il était pour lui puls doux que le miel de l'Hybla. Hélas ! je le vois gémir d'une plainte sans fin, se déchirant la poitrine à deux mains, les cheveux épars, vêtu d'habits de deuil et noyé dans des larmes intarrissables. O cher époux, l'arrêt des Dieux s'est accompli : il n'y a pour tout qu'un chemin qui ne au trépas. Avant toi la mort m'a ravie ; c'est la grâce que j'ai souvent implorée des Dieux. Tu pleures ma perte : réjouis-toi plutôt de voir que mes douleurs sont finies. Ma mort a été prompte : j'ai moins souffert. Je n'ai pas vu la gueule irritée du chien à triple tête ; l'Hydre n'a pas épouvanté mon regard. Ce n'est pas ici l'enceinte environnée d'une triple muraille que le rouge Phlégéton entoure de son onde embrasée. Rocs, roues, écueils, ondes qui fuient, vautours, notre séjour n'a rien de pareil. Un doux repos l'habite, et la Paix, la tête ceinte du feuillage de Pallas. D'ici nous regardons en dédain les frivoles soucis des hommes et leurs fausses joies mêlées de tant de maux. Ici je pourrais rire des vanités de mon tombeau, s'il n'était pas un monument de votre piété. Tu ne veux pas que nous pourrissions dans une urne obscure, et tu fais graver ta douleur sur un brillant sépulcre. Ces soins, qui attestent une flamme si constance, répandront mon nom dans les siècles futurs. Que les Dieux t'accordent en retour une longue vie exempte de soucis et de crainte ! que ta mort ne redouble pas le deuil de nos jeunes enfants dont toute la charge retombe aujourd'hui sur leur père ! mais, quand viendra le jour fatal qui te délivrera aussi des liens de la chair, viens joyeux parcourir avec moi les champs de l'Elysée où les eaux pures sont ombragées de lauriers."

Si Jacques Thiboust fut le mari d'une muse, situation que tout le monde n'envie pas, et qu'il ne parait pas avoir eu lieu de regretter, il atténua ce que ce poétique péché pouvait avoir de regrettable chez elle aux yeux de certaines gens en le partageant autant qu'il put. Qui sait même si ce ne fut pas lui qui communiqua la contagion du vers à sa compagne. Nous ne dirons pourtant pas qu'il fut poète véritablement, car il faut, autant que possible, conserver aux mots leur juste valeur. Mais il rima jusqu'à ses derniers jours ; et, au contraire de ce qu'il advint pour les oeuvres de Jeanne, plusieurs des pièces qu'il mit au jour nous ont été conservées, soit par la voie de l'impression, soit en manuscrit.

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